Extraits des lettres rédigées par Jean-François Champollion durant la période où il se consacre à la Collection Drovetti à Turin. Il entretiendra une correspondance régulière avec son frère aîné, Champollion-Figeac, mais il s’adressera aussi occasionnellement: au secrétaire d’Etat Lodovico Costa – à son ami intime à Grenoble, Augustin Thevenet – à l’Abbé Gazzera – Au Comte Roger de Cholex, Ministre de l’Intérieur à Turin – Au professeur Hippolyte Rosellini – au Vicomte Sosthène de La Rochefoucauld – …
Les en-têtes ne font pas partie des lettres originales, elles servent uniquement de guide à la lecture.
Arrivée à Turin
Premier contact avec la collection Drovetti
Turin, 14 juin 1824
Dès le 9, je fis mon entrée dans le Musée Egyptien, et, depuis ce jour, j’y ai passé la plus grande partie de mon temps. Tu es, sans doute, fort impatient d’en avoir des nouvelles. Je te dirai en une phrase du pays: « Questo e cosa stupenda », je ne m’attendais pas à pareille richesse; je trouvai la cour garnie de colosses en granit rose et en basalte vert. Un groupe de 8 pieds, représentant Amon-Ra assis et ayant à ses côtés le Roi Horus, fils d’Aménophis II, de la XVIIIe Dynastie, est d’un travail admirable; je n’avais encore vu rien de si beau. Dans l’intérieur, encore des colosses: une superbe statue colossale de Misphra-Thoutmosis conservée comme si elle sortait de l’atelier du sculpteur; un monolithe de 6 pieds de hauteur, représentant Ramsès le Grand assis sur un trône, entre Amon-Ra et Néith, travail exquis. Un colosse de Moeris, basalte vert, d’une exécution étonnante; une statue en pied d’Aménophis II; une statue de Pthah du temps du même prince. Un groupe en grès, le Roi Amenhotep et sa femme, la Reine Atari; une statue de Ramsès le Grand, plus grande que nature, travaillée comme un camée, basalte vert magnifique.
Sur les montants de son trône sont sculptés, en plein relief, son fils et sa femme. Une foule de statues funéraires en basalte, grès rouge, grès blanc, calcaire blanc, granit gris, parmi lesquelles est un homme accroupi, portant sur la tunique quatre lignes de caractères démotiques. Au milieu de tout cela, plus de cent stèles de 4, 5 et 6 pieds de hauteur, un autel chargé d’inscriptions et une foule d’autres objets. Ce n’est encore là qu’une partie de la collection: il reste à ouvrir deux ou trois cents caisses ou paquets. Quarante-sept manuscrits sont seulement déroulés; la collection en renferme 171. Parmi ceux que j’ai examinés en passant, il y en a une dizaine de démotiques; ce sont des contrats. J’étudierai cela au premier jour. J’ai trouvé parmi les fragments une chose unique jusques ici: c’est un manuscrit phénicien. Malheureusement il n’en reste que le commencement des deux premières lignes. (…)
Conseils pour le classement des objets
Turin, 1824
(…)
Je me permettrai également de vous arrêter quelques instants, Monseigneur, sur la classification qu’il conviendra d’établir parmi ce nombre immense de monuments. Il ne saurait aucunement entrer dans les vues de Votre Excellence, que le Musée Royal Egyptien fût, comme beaucoup de musées, une espèce de magasin, où les objets sont entassés sans ordre et placés sans relation les uns avec les autres. Les monuments égyptiens se prêtent bien mieux que ceux des Grecs et des Romains à une classification à la fois méthodique et scientifique.
Chaque objet porte toujours une inscription originale qui indique sans incertitude et son but et sa destination. Rien de plus facile et de plus convenable à la fois que de suivre strictement ces indications, et de disposer ces morceaux selon qu’ils appartiennent à la classe des monuments religieux, des monuments historiques ou des monuments funéraires. Ces trois grandes classes se subdivisent en diverses sections suffisamment indiquées par la nature même des choses.
(…)
Chaque objet porte toujours une inscription originale qui indique sans incertitude et son but et sa destination. Rien de plus facile et de plus convenable à la fois que de suivre strictement ces indications, et de disposer ces morceaux selon qu’ils appartiennent à la classe des monuments religieux, des monuments historiques ou des monuments funéraires. Ces trois grandes classes se subdivisent en diverses sections suffisamment indiquées par la nature même des choses.
Tensions au Musée
Turin, 1 septembre 1824
Ma discussion avec le Directeur est terminée comme je pouvais le désirer: les clés du Musée m’ont été remises et je suis libre d’y entrer à toute heure, puisque je les ai dans ma poche. J’ai commencé l’examen des Papyrus. Il y en a beaucoup de cuits, mais beaucoup aussi d’une belle conservation et d’une grande beauté: j’ai trouvé un rouleau de près de 2 pieds de haut, couvert de grandes pages en écriture hiératique. C’est un chef-d’oeuvre de calligraphie; le caractères ont plus d’un pouce de hauteur et sont tracés avec une élégance infinie. Le papyrus mince et fin, et fort malgré cela, ressemble à un véritable satin. J’ai déroulé déjà vingt-cinq à trente autres papyrus; tous sont des parties plus ou moins complètes d’un grand Rituel funéraire soit en hiéroglyphes, soit en hiératique. (…)
Premier inventaire
Turin, le 16 octobre 1824
(…) Cette lettre témoignera que je ne vous ai point oublié, et que la bonne volonté ne m’a point manqué, pour me rappeler à votre amitié. Mais figurez-vous si je suis le maître de mes heures, je dis plus, de mes minutes, au milieu de plus de 50 statues égyptiennes chargées d’inscriptions historiques, de plus de 200 manuscrits en hiéroglyphes, de 25 à 30 momies et de 4 ou 5 mille petites figures ou statuettes portant presque toutes une légende où je puis trouver à butiner. Le premier feu n’est point encore passé, quoique mes journées entières soient employées, depuis le 12 juin, à étudier les restes si curieux de ma pauvre vieille Egypte. J’ai trouvé ici des images colossales des plus fameux Pharaons; la plupart sont de véritables portraits, et vous pouvez penser avec quelle complaisance mon oeil se promène sur leurs traits si nobles et si doux. (…)
Ma vie presque entière se passe ainsi au milieu des morts et à remuer la vieille poussière de l’histoire, quoique les vivants , et il n’y en a pas beaucoup dans ce pays-ci (la masse se figurant seulement qu’elle vit), m’aient reçu et accueilli avec toute l’aménité désirable.
(…)
Une pure merveille
Je ne te régalerai aujourd’hui, en fait d’antiques nouveautés égyptiennes, que d’une portion de cercueil de momie couvert d’hiéroglyphes en mosaïque d’émail. Il est impossible d’imaginer rien de plus beau: les couleurs sont d’une admirable variété et d’un éclat étonnant. Les becs, les têtes, les pattes de chaque oiseau sont d’émaux différents, assemblés avec tout l’art désirable; les plumes des ailes sont indiquées par des détails de couleurs mélangées avec une délicatesse inconcevable. Il y a tel bassin de six lignes au plus qui renferme plus de vingt petites rosaces, variées de dessin et de couleur. Chacun de ces hiéroglyphes, monté en épingle, serait admiré à Paris: les petites mosaïques qu’on fait aujourd’hui à Rome ne pourraient soutenir le parallèle.
Conseils pour les momies
Turin,1824
Les momies que renferme la collection exigent, à leur tour, des soins d’une autre nature. Il est nécessaire, en premier lieu, de vérifier si toutes les caisses renferment leurs corps, et surtout de s’assurer de l’état réel et du genre de l’embaumement de ces divers cadavres. Il existe en effet une espèce de momies préparées soit par injection, soit au moyen d’un baume liquide, qui ne résistent que peu de mois au contact de l’air de notre Europe, infiniment plus humide que celui des catacombes où ces corps ont reposé pendant tant de siècles.
Les momies de ce genre entrent promptement en fermentation et répandent une odeur très fétide, dont s’empreignent tous les objets environnants.
L’usage le plus convenable qu’il soit possible de faire de ces cadavres qui, fût-il même possible de les conserver intacts, ne seraient d’ailleurs d’aucune utilité ni d’aucun secours pour la science, me paraît être:
1° De conserver intactes celles de ces momies embaumées avec du baume noir et solide, s’il en existe dans la collection
2° De développer les momies embaumées par injection en tenant note de la disposition des bandelettes et de toutes les particularités qu’elles pourront présenter. Ces procès-verbaux formeraient un corps de doctrines et un recueil de faits neufs et précieux pour l’avancement de nos connaissances sur l’embaumement en Egypte: le Musée pourrait d’un autre côté, s’enrichir des divers objets de costume et d’ornement, des papyrus, des scarabées et des amulettes qu’on rencontre souvent entre les diverses enveloppes de momies ou dans l’intérieur des cadavres embaumés.
3° Il faudra également mettre en réserve deux ou trois cadavres, pris parmi les mieux conservés, que l’on placera sous des cages de verre, comme au Musée de Paris, pour montrer à quel point les embaumeurs égyptiens parvenaient à perpétuer les restes mortels d’un individu. Ceux des cadavres qui seraient dépouillés de leurs chairs devraient être envoyé au Musée d’histoire naturelle, pour entrer dans les collections soit d’anatomie, soit d’ostéologie comparée.
4° Un certain nombre de momies devraient également être partagées dans leur longueur, de manière à pouvoir extraire le corps sans déranger la disposition des bandelettes qui resteraient ainsi pour modèle et ne seraient plus exposées à une destruction prochaine.
3° Il faudra également mettre en réserve deux ou trois cadavres, pris parmi les mieux conservés, que l’on placera sous des cages de verre, comme au Musée de Paris, pour montrer à quel point les embaumeurs égyptiens parvenaient à perpétuer les restes mortels d’un individu. Ceux des cadavres qui seraient dépouillés de leurs chairs devraient être envoyé au Musée d’histoire naturelle, pour entrer dans les collections soit d’anatomie, soit d’ostéologie comparée.
4° Un certain nombre de momies devraient également être partagées dans leur longueur, de manière à pouvoir extraire le corps sans déranger la disposition des bandelettes qui resteraient ainsi pour modèle et ne seraient plus exposées à une destruction prochaine.
La réalisation d’empreintes en papier
Turin,1824
Je suis ravi que vous ayez trouvé le fameux secret des empreintes en papier. Celle que j’ai reçue est plus que suffisante, tout y est clair et très reconnaissable. Je te prie donc de ne laisser échapper aucune inscription ou bas-relief en creux, ou en relief dans un creux, dont il te sera possible, ainsi qu’à l’ami Dubois, de faire prendre copie par le nouveau procédé.
(…)
Voici la méthode pour prendre les empreintes en papier:
Laver l’inscription;
1° appliquer dessus un papier, avec peu ou sans colle, mouillé, et qu’on frappe avec une brosse à poils longs, serrés et flexibles;
2° mouiller une seconde feuille de papier, y mettre une couche de colle faite d’amidon pur, délayé dans de l’eau, et appliquer cette seconde feuille ainsi préparée sur la première;
3° frapper encore avec la brosse; laisser sécher, lever, – et la chose est faite.
-Je me propose d’emporter par cette méthode toutes les inscriptions importantes du Musée Egyptien. Cette collection est au-dessus de tout éloge; l’ami Dubois ouvrirait de grands yeux et serait aux anges de voir les belles et magnifiques têtes de ces statues du vieux style: je tâcherai d’en emporter des plâtres.
1° appliquer dessus un papier, avec peu ou sans colle, mouillé, et qu’on frappe avec une brosse à poils longs, serrés et flexibles;
2° mouiller une seconde feuille de papier, y mettre une couche de colle faite d’amidon pur, délayé dans de l’eau, et appliquer cette seconde feuille ainsi préparée sur la première;
3° frapper encore avec la brosse; laisser sécher, lever, – et la chose est faite.
Le Canon Royal
Le papyrus le plus important de la collection…
Mais le papyrus le plus important, celui dont je regretterai toujours la mutilation complète et qui était un véritable trésor pour l’histoire, c’est un « tableau chronologique », un vrai Canon Royal en écriture hiératique, contenant quatre fois plus de dynasties que n’en portait la Table d’Abydos, dans son intégrité première.
J’ai recueilli au milieu de la poussière une vingtaine de fragments de ce précieux manuscrit, mais des morceaux d’un pouce ou deux au plus, et contenant toutefois les prénoms plus ou moins mutilés de 77 pharaons.
Ce qu’il y a de plus remarquable dans tout cela, c’est qu’aucun de ces 77 prénoms ne ressemble en rien à ceux que porte la Table d’Abydos, et je suis convaincu qu’ils appartenaient tous aux dynasties antérieures.
Il me paraît également certain que ce Canon historique est du même temps que tous les manuscrits au milieu desquels j’en ai recueilli les débris, c’est-à-dire qu’il n’est point postérieur à la 19e dynastie.
Voilà encore une de ces trouvailles capitales qui causent autant de regrets que de plaisirs, et qui nous font voir (c’est le côté consolant) que nous devons tout attendre de recherches dirigées, dans le cas où notre gouvernement se déciderait enfin à dépenser quelque argent pour acquérir des antiquités égyptiennes.
Ce qu’il y a de plus remarquable dans tout cela, c’est qu’aucun de ces 77 prénoms ne ressemble en rien à ceux que porte la Table d’Abydos, et je suis convaincu qu’ils appartenaient tous aux dynasties antérieures.
Voilà encore une de ces trouvailles capitales qui causent autant de regrets que de plaisirs, et qui nous font voir (c’est le côté consolant) que nous devons tout attendre de recherches dirigées, dans le cas où notre gouvernement se déciderait enfin à dépenser quelque argent pour acquérir des antiquités égyptiennes.
Mais je serais étonné qu’on fit la chose, pour la raison même qu’il serait honorable et convenable de le faire.
(…)
Plusieurs morceaux de cet inappréciable manuscrit prouvent qu’il était partagé en deux colonnes de prénoms « Royaux », suivis du nombre des années du règne exprimées en chiffres hiératiques de la manière suivante.
Mais, par malheur, ce ne sont que des fragments au nombre d’environ quarante, qu’il m’a été impossible de raccorder entre eux, malgré le soin et l’attention les plus soutenus.
Cela prouve et l’étendue de ce papyrus dont il ne reste que la moindre partie, et l’abondance extrême de documents historiques qu’on eût pu en tirer, si les barbares ne l’eussent point mis en lambeaux.
Cela prouve et l’étendue de ce papyrus dont il ne reste que la moindre partie, et l’abondance extrême de documents historiques qu’on eût pu en tirer, si les barbares ne l’eussent point mis en lambeaux.
J’ai trouvé quelques noms « Royaux » écrits à l’encre rouge au milieu des autres tracés en noir; je présume que c’était là les noms des chefs de dynastie.
Tout ce que j’observe et que je puis dire en contemplant ces précieuses reliques ne peut que redoubler la douleur d’une telle perte peut-être irréparable à toujours: de tels trésors historiques peuvent ne point se retrouver deux fois, et j’avoue que le plus grand désappointement de ma vie littéraire est d’avoir découvert ce manuscrit dans un état aussi désespérant. Je ne m’en consolerai jamais, c’est une blessure qui saignera longtemps.
(…)
En définitif, j’ai recueilli parmi les débris de ce « Canon Royal, qui était un véritable Manéthon en écriture hiératique, environ 160 à 180 prénoms « Royaux »; beaucoup sont entiers, mais beaucoup aussi sont tronqués, sans commencement et sans fin.
Un certain nombre se suivent, ce qui sera toujours un moyen de classification chronologique.
Un certain nombre se suivent, ce qui sera toujours un moyen de classification chronologique.